Les soldats de Salamine
Les soldats de Salamine est un récit un peu particulier car le narrateur et l'auteur se fondent en une seule voix, celle de celui qui veut faire un récit différent, plus réel que la fiction habituelle, sans être pour autant purement journalistique, ce qu'il appelle un récit réel. Lecteurs, nous suivons alors toute la démarche de l'écrivain, son enquête, ses doutes, ses insatisfactions, les discussions qu'il peut avoir avec ses proches - dont l'écrivain chilien Roberto Bolaño - sur la viabilité du livre en train de s'écrire. Du coup, ce livre est un livre en train de se faire, un récit autant que le récit de la naissance d'un récit.
Au départ l'histoire racontée de Sanchez Mazas, l'un des idéologues et fondateurs de la Phalange qui alimentera l'idéologie, le discours et les actes du franquisme. Figure sombre du franquisme pour les républicains, il échappera à la mort à l'occasion d'un surprenant face à face, d'un échange de regards avec un soldat républicain qui le laissera vivre en en l'ignorant. A la fin de la guerre civile, dans des jours où les choses les plus improbables pouvaient survenir, Mazas va survivre et échapper à l'éxécution à laquelle il était promis. Il en fera lui-même le récit, évoquant les amis de la forêt auxquels il doit sa survie.
C'est sur les traces de cette histoire vieille de soixante années que nous emmène le "récit réel" de Javier Cercas. Sur les traces d'une des têtes pensantes du franquisme, d'un dignitaire d'un régime honni dont les blessures sont encores vives et dont l'idéologie est encore vivante. Mais la volonté de comprendre n'est pas celle de pardonner, elle n'est pas non plus celle de juger pour condamner sans nuance. L'effort de l'écrivain est méritoire mais nous laisse sur notre faim à l'issue des deux premières parties. Il en fait lui aussi l'aveu : il manque quelque chose à son récit. Il y manque un récit et un témoignage: celui du soldat républicain qui épargna Sanchez Mazas. De recherche en recherche, un témoin surgit, un de ces soldats oubliés qui a été de cette guerre là et de quelques autres, un de ces soldats de Salamine qui ont tout donné pour empêcher que tombe la nuit sans fin des dictatures. Alors, nous commençons à comprendre, avec l'écrivain et en même temps qu'il écrit, ce qui a pu se jouer pour que de telles choses arrivent.
Un récit plus qu'un roman, où les catégories de fictions et de réalités semblent caduques, où le lien entre la forme et le fond est l'objet même du livre qui construit l'histoire autant qu'il est construit par elle.
Marc O.
Javier Cercas - Les soldats de Salamine (Soldades de Salamina, 2001) - traduit de l'espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujičič - Actes Sud, 2001 et 2002 (Babel)
[également sur le blog fils de lectures]