Meursault, contre-enquête
D’emblée, « Meursault contre-enquête » s’impose apparemment comme le versant contrapuntique du très célèbre, très vénéré roman de Camus « L’étranger ». Tout, en effet, porte le lecteur à cette identification en miroir inversé. Ainsi aux premiers mots de l’œuvre de Camus « aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » répondent ceux de Kamel Daoud, « aujourd’hui, M’ma est encore vivante ». (La brièveté, la sécheresse du ton suppose peut-être une certaine véhémence factuelle, affirmative, ce « encore »…ambivalent qui grince…) Ce contre champ (contre chant…) limpide constituera, si l’on peut dire, le prétexte initial de « Meursault … » qui investit la zone aveugle de « L’Etranger ». Souvenons-nous, le personnage de Camus, un jour de grand soleil, sur une plage algérienne assassine, sans plus de motif, un homme, « l’Arabe ». D’une certaine façon, ce geste gratuit, absurde, s’accomplit au détriment d’un individu sans réelle consistance, une quasi-abstraction. Un individu réduit à son plus petit dénominateur, un Arabe. La suite du récit, du reste, ne nous en dira pas plus quant à la qualité de ce mort pour ne plus considérer que le vertige du narrateur. A ce disparu anonyme « que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et retourne à la poussière », Haroun va donner une identité. C’est Moussa, son frère, fils de M’ma. Cette apparence volatile, et si c’était un homme, un semblable ! Un homme nommé, un homme appartenant à une famille, à une terre, un homme ayant vécu ! Un immense oubli dont le narrateur va tenter de réparer, de restituer la présence au fil de son obsédante mémoire. Cependant jamais il ne s’émancipera totalement du récit premier, de l’histoire matricielle de « l’Etranger ». De fait, le corps du roman de Kamel Daoud est émaillé de citations plus ou moins subreptices de son illustre aîné. Soyons cependant assurés que cela n’entame en rien la spécificité de son propos, l’éclat de son écriture. M’ma est sans doute le personnage pivot du roman. « Après le meurtre de Moussa, alors qu’on habitait encore Alger, ma mère transforma sa colère en un long deuil spectaculaire qui lui attira….une sorte de légitimité… » La famille a vécu dans une masure aux marges du domaine des colons propriétaires jusqu’à l’Indépendance. Peu à peu M’ma s’enferme dans les volutes tautologiques d’un deuil sans fin, elle ressasse jusqu’au délire. La souffrance sublimée par ses propos envahissants, elle prophétise, toute entière dévouée au culte des morts déifiés. Son fils vivant, notre narrateur, sera de fait exclu de cette sorte de religion particulière. Pour survivre il se tournera vers une autre langue « … et ce fut celle que je parle en ce moment ». Cet apprentissage de l’idiome de l’étranger peut être considéré comme un point de basculement du roman. C’est tout autant l’acquisition d’une nouvelle identité, une distance, la liberté d’être soi qui agit comme un forceps linguistique. Mais cet emprunt nourricier ne va pas sans poser la question de l’ambiguïté de l’héritage « …cette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche ». Haroun s’émancipe mais ce sera au prix de l’incompréhension agressive de ses contemporains. Il ne s’est pas engagé avec ceux qui sont censés être ses frères dans la guerre de libération, il s’est affranchi du dogme religieux. Double scandale ! Double hérésie ! Camus encore, dans « La Chute » (peut-être le vrai terreau de la réflexion de Kamel Daoud) : « Dante admet des anges neutres dans la querelle entre Dieu et Satan. Et il les place dans les Limbes, une sorte de vestibule de son Enfer. » Jusqu’à l’issue du roman, jusqu’au dernier et vertigineux geste meurtrier, Haroun sera cet homme du « vestibule ».
« Meursault contre-enquête » soliloque dont l’interlocuteur est le plus souvent muet, ce qui n’est pas sans évoquer le procédé de Dostoïevski dans « Mémoires écrits dans un souterrain », réussit à tisser avec son lecteur un authentique dialogue. Tantôt sarcastique, trivial, ironique, on ne s’en défait pas quand bien même nous devons refermer le livre.
C.Boisson
Meursault, contre-enquête
Kamel Daoud
Actes Sud
Kamel Daoud sur France Culture - émission Hors-Champs par Laure Adler - 29/1/2015