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Le roman s’ouvre sur un tableau comparable, par le talent à évoquer l’état de dénuement des plus pauvres, à celui que Victor Hugo est apte à peindre dans Les Misérables : une grand mère, Khadoula, veille sur sa petite fille souffreteuse, secouée par la toux, née quinze jours plus tôt, et sur sa mère épuisée par l’accouchement, Delcharo Trakhilaina, tandis que Dandis, le père de la fillette, dort pesamment de l’autre côté d’une mince cloison de bois. Khadoula somnole par moments et les souvenirs du malheur des femmes grecques, sa propre mère, sa sœur, les villageoises, malheur rivé à elles comme leur destin, transmis comme une dot de génération en génération « remontent pareils à des spectres ». Elle a été tour à tour « domestique de ses parents , esclave de son mari et sa tutrice en même temps, servante de ses enfants et asservie à ses petits enfants ». Khadoula regarde la nouvelle née et murmure dans la pénombre de l’aube « Elle est là pour souffrir et pour nous faire souffrir ».

Ce roman, écrit en 1903, n’est pas le récit d’une résignation, ni exactement celui d’une révolte contre la condition des femmes, mais le constat d’un état de fait et le passage à l’acte d’une décision : il en est ainsi et il ne doit plus en être ainsi, il faut couper ce fil qui tient ensemble les femmes, de mère en fille, sans solidarité et le plus souvent dans la discorde et la méchanceté. Tuer les fillettes devient pour Khadoula une solution. Une solution dont le sentiment de culpabilité n’est pas tout à fait absent, mais est vite étouffé ou noyé (lui aussi) par la joie de « porter le petit cercueil comme un berceau » et d’imaginer la fillette morte rejoindre la communauté des petites filles mortes, plutôt que fardeaux pour leurs parents, portant leur vie de femmes comme un fardeau. « Réjouissez-vous, petits angelots qui volez autour, avec vos ailes blanches et dorées( …. )accueillez- la parmi vous. »

Car les petites filles ainsi libérées et libératrices sont légion : Khadoula est fort habile, elle sait tout faire, coudre, cultiver la terre, laver le linge et met son talent au service des autres. Elle sait tuer mais va par les villages mettre au monde, elle est sage -femme, un peu sorcière comme sa mère, guérisseuse, on fait appel à elle et si loin qu’on soit sur cette île de Skiathos, elle arrive avec ses fioles, avec les simples, « le trèfle et le serpentaire » qu’elle a su dénicher dans la campagne aride. Elle aide tant que le moment où on soupçonne que c’est elle qui étouffe, étrangle et noie se fait attendre.

Ce roman n’est ni un livre de faits divers, ni un roman psychologique, même si les arcanes de l’âme humaine, avec ses zones d’ombre et de lumière sont finement explorées. Cette exploration dépasse les limites d’une âme individuelle malade et nous sommes loin ou à côté de l’étude de cas. Papadiamantis s’intéresse-t-il plus à Khadoula et ses ravages, ou à cette nature acerbe de Skiathos ? Aux deux, car la nature est présente en Khadoula, l’investit, la possède, l’aide à avancer devant les gendarmes lancés à sa poursuite comme ce mélange de pulsion et de préméditation la pousse de l’intérieur à tuer, pour libérer. Cette île de la mer Egée apparaît sous ses aspects lumineux, charmeurs et obscurs, analogue à Khadoula , tour à tour bienveillante et terrorisante. La terre (Gê) et Khadoula sont sœurs, voire en osmose tout un temps et Khadoula prend au cours du roman les traits d’une figure mythique. La dernière phrase du roman, laissant le lecteur sur une « bande sable…au milieu du chemin entre la justice des dieux est la justice des hommes » est une apothéose.

De la figure mythique, Khadoula épouse aussi, elle qui voulait couper le fil de la filiation, l’aspect tragique de la répétition du même. Car, en dépit de quelques décalages, en fuyant devant les gendarmes de Georges 1er sur une terre qui a conquis son indépendance, elle passe par les mêmes chemins rocailleux et met ses pas dans ceux de sa mère fuyant autrefois les gendarmes sous l’occupation turque.

Et puis pour nous qui lisons ces pages en 2015, quel écho a en nous cette phrase ? « Le sultan fit don à la Grèce des îles du Diable, lesquelles cessèrent dès lors d’être exemptes d’impôts. Le fisc prit la relève du pillage, et depuis ce temps-là le peuple élu ne cesse de travailler pour le grand estomac central, l’estomac qui « n’a pas d’oreilles ».

Ce roman fut écrit en 1903, il parut sous la forme d’un feuilleton dans la revue « Panathinia » forme si bien adaptée à un récit qui tient en haleine tout du long. La conduite du récit est époustouflante, a le dynamisme d’un film. C’est pourtant à l’opéra que ce roman a été porté dans les années 1980. L’onirisme et l’imaginaire omniprésents peuvent sans doute nourrir plusieurs formes artistiques. On se demande pourquoi cet écrivain, tenu pour le grand classique de la littérature neo hellénique a été si peu traduit. Délice de ceux qui peuvent le lire dans la langue originale. Par chance, La Librairie Maspero en 1973 puis les Editions La découverte ont eu l’idée de mettre entre nos mains ce bijou, qu’on trouve aussi chez Actes sud.

E. Blanès

Alexandre Papadiamantis

Les petites filles et la mort

Edition La découverte, 1993

Actes Sud 2003 collection Babel

Titre original « I Phonissa » ( La meurtrière)

Traduit du grec par Michel Saunier

Les petites filles et la mort
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