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Les démons de Berlin

« Der Iwan Kommt ! » « Les Russes arrivent !»

Telle est la menace qui, au fond, détermine toutes les péripéties foisonnantes de ce que nous pourrions qualifier de thriller historique. Menace pour ces soldats perdus, ou du moins de ce qu’il en reste, de la division Azul, ce corps expéditionnaire envoyé par le gouvernement fasciste de Madrid à Berlin pour prêter main forte au régime nazi. Arturo Andrade se trouve être le chef d’une poignée de desperados qui veut tenter de survivre sous les bombes en proie aux ultimes et insensées exactions de dignitaires SS dramatiquement aveuglés(ou presque) par une fidélité qui confine à la pathologie, au culte du Führer. L’armée rouge est aux portes de la capitale du Reich, les avions alliés occupent le ciel et pilonnent quotidiennement la ville. Ceci pour la trame, l’arrière-plan historique. Le thriller a ses règles, ses codes spécifiques, ainsi le roman d’Ignacio Del Valle débute-t-il par la découverte d’un cadavre. La scène du crime, comme il est désormais coutume de désigner le lieu de l’assassinat, est à la fois inattendue et lourde de sens. Il s’agit d’une ville autre, un projet démesuré, fantasma tique -ment pharaonique. On imaginerait aisément la statuaire d’Arno Brecker scandant les avenues de ce surmoi architectural. Un cadavre et pas n’importe lequel, celui d’un certain Ewald Von Kleist. Il est pour le moins curieux de rencontrer dans un tel contexte un homonyme d’un des romantiques allemands des plus critiques qui, il est vrai, est l’auteur d’un célèbre texte intitulé » sur le théâtre des marionnettes » ! Gageons qu’il pourrait s’agir d’une manière de mise en abîme des agissements des protagonistes du roman qui irrémédiablement condamnés par l’histoire vont s’engager dans une course au néant. Arturo Andrade sous la coupe, à la botte, d’un quarteron d’officiers nazis vipérins et dépravés va devoir mener l’enquête sur ce qui peu à peu s’avère bien plus que le simple fruit d’une horreur de plus, comme l’état de guerre en produit à satiété. De décombres en décombres, de cadavres en corps suppliciés, de rues dévastées peuplées d’âmes errantes en souterrains crépusculaires qui feraient passer les miasmes de l’enfer de Dante pour un aimable conte de fées, nous suivons la quête d’Arturo Andrade et de sa troupe de loqueteux pathétiques. Engagés dérisoires au service d’une cause démente où la fission de l’atome apparaît comme l’ultime aberration d’une idéologie dévastatrice. Car Ewald Von Kleist était détenteur des secrets d’une possible autre solution finale…Ce qui fait tout l’intérêt de ce roman de Ignacio Del Valle c’est d’une part la force véritablement visionnaire de cette fin apocalyptique d’un monde qui bel et bien fut le nôtre. Et aussi (peut-être surtout) la mise en situation d’un personnage principal particulièrement complexe. Arturo Andrade n’est pas un héros positif, il est essentiellement ambigu. A priori détestable, il est porteur d’une vision du monde totalitaire, fascisante, obstinément, aveuglément, rageusement anti-communiste. Pronazi de fait. Allié objectif donc de la barbarie. Cependant il sait être lucide quand il s’agit d’évaluer froidement les impasses assassines du régime hitlérien finissant, ses dérives ignominieuses. Vis-à-vis de ses commanditaires il manifeste le plus souvent défiance, ironie acide et répugnance. Subsiste en lui une certaine humanité désespérée qui empêche le lecteur de le condamner tout à fait, d’envisager, sinon d’adhérer à sa quête douloureuse d’une vérité à jamais impossible.

Si Arturo Andrade est l’homme du désastre, les « Démons de Berlin » sont une vraie réussite.

C.Boisson

Ignacio del Valle : Les démons de Berlin
traduit de l'espagnol par Karine Louesdon et José Maria Ruiz-Funes Torres
titre original : Los demonios de Berlín (2009)
Editions Phébus, 2012

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