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Publié par MO

Les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers

Un poète de renom qui se met à écrire un polar mais qui meurt avant de le boucler. Un policier poète, lecteur de la victime, qui découvre qu'il s'agit bien d'un meurtre et non d'un suicide littéraire et obtient de mener l'enquête. Un éditeur sans concession qui franchit la ligne rouge en découvrant le corps du poète, "son" poète qu'il avait convaincu de s'essayer au polar, genre très suédois et susceptible d'être très rémunérateur. L'égérie du poète, son ange gardien, qui admire tant le poète qu'elle ne peut accepter l'idée qu'il vende son âme de poète sur l'autel des profits éditoriaux. Une enquête qui repose sur le manuscrit du polar inachevé (donc un polar qui repose sur un polar). Un vrai auteur de polar, ami du poète, conseiller en écriture ès polar, qui aide à l'enquête sans rien faire mais qui est trempé dans cette affaire crimino-littéraire jusqu'au cou. Le personnage principal du polar inachevé que son auteur, le poète assassiné, fait très fortement ressembler au policier qui enquête sur sa mort, qu'il nomme Martinson en référence à un auteur très cher à notre auteur, le vrai, bien vivant, Björn Larsson, écrivain autant que marin. Un docker lui aussi amateur de poésie depuis qu'il a sympathisé avec la victime, car celle ci vivait sur un bateau de pêche installé à quai. L'arme du crime apparaît être un stylo à encre... Peut-on imaginer un instrument létal a priori plus inoffensif et littéraire?...

Voilà donc un polar suédois, un de plus, qui est un vrai jeu littéraire, plein d'ironie (une ironie parfois noire, quand même), et même d'auto-ironie de la part de son auteur. Après quelques décennies de mode, chaque ville, chaque village de Suède en est arrivé à avoir son enquêteur attitré. Ironie vacharde sur ce monde de l'édition qui exploite sans retenue le filon qui marche, ici celui du polar "made in Sweden", quitte à cacher le manque d'exigence littéraire derrière la volonté de dénoncer... la richesse cynique des riches ou quelque autre cause alibi. Et peut-être même, pourquoi pas, le monde de l'édition, des fabriques à bestsellers, par exemple! Mais le phénomène n'est pas que suédois et il a d'ailleurs été bien alimenté par les politiques de traduction. Chez nous aussi, tout éditeur un peu sérieux se devait, et se doit peut-être encore, d'avoir son auteur de polar du nord, suédois ou islandais de préférence. Pas sûr que cet engouement profite aux poètes, que ce soit le Jan Y du roman ou le bien réel Tomas Tranströmer ( auxquels il est plusieurs fois fait référence. C'est un polar "doublement littéraire" qui nous est ici offert, par les jeux de miroir et de référence mais aussi par l'introduction qu'il peut constituer à d'autres œuvres, d'autres écrivains chers à l'auteur, essentiellement Tomas Tranströmer juste cité ((Voir l’œuvre complète en Poésie Gallimard, ou les premières éditions française au Castor Astral.)) et Harry Martinson((Ecrivain "prolétarien" auteur d'un récit "fantastique", Aniara, que Björn Larsson a co-traduit avec Philippe Bouquet, publié par Agone.)). Il nous incite aussi à aller découvrir la poésie du "nègre" de Jan Y, le français Yvon Le Men.

Les poètes morts seraient plus souvent victimes d'eux-mêmes que de quelconques meurtriers, c'est un des lieux communs que vient bousculer et interroger Björn Larsson. Car s'il y a bien un jeu de constructions en miroir, truffé de références, Les Poètes morts est aussi l'occasion de réflexions sur l'écriture, sur les rapports que l’œuvre littéraire, poétique ou autre, peut entretenir avec la vie. Un parallèle est même affirmé entre l'écriture poétique et l'enquête policière digne de ce nom, l'un et l'autre cherchant à aller au delà des apparences pour mettre à jour ce qui est caché ou que l'on ne sait pas voir. Pour autant...

Mais que pesait la littérature, à côté d'une vie humaine ? Un poème devant un enfant qui meurt de faim ? En pensant à Auschwitz ? Le monde devenait-il meilleur ? QUestion sans réponse. Mais alors, quand écrire des vers, si ce n'est lorsque le monde et les gens étaient au comble de l'inhumanité ? "Comment assurer la condition humaine et éviter d'être inhumain, telles sont les seules questions importantes de la littérature." Où avait-il lu cela, déjà ?

Dernier jeu de miroir, dont on ne sait s'il est volontaire de la part de l'auteur. Le Roman du roman, inachevé au départ, devra être complété, achevé, par un spécialiste du genre, qui connaît les recettes et ficelles d'un bon polar... Et les derniers chapitres des poètes morts sont, à leur façon aussi, plus conformes au genre, au point que l'on devine la chute avant qu'elle ne se produise. Mais rassurons les lecteurs potentiels : cela ne gâte en rien notre plaisir de lecteur qui devient à son tour policier-poète qui voit les choses venir avant qu'elles n'arrivent et peut même avoir grande envie d'alerter les personnages de ce qui va leur arriver, à coup sûr.

Un beau et bon moment de lecture. Comme dans ses autres oeuvres, tout en changeant de genre, l'auteur sait nous emmener sur des eaux nouvelles et nous donner envie de poursuivre le voyage.

Björn Larsson - Les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers - traduit du suédois par Philippe Bouquet (Döda poeter skriver inte kriminalromaner, 2010) - Grasset, 2012 et Livre de poche, 2015

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