Profanes
Il y a des livres dont on peut facilement parler, qu'il nous aient séduits, réjouis, mis en colère ou en joie. Des livres qui nous rendent bavards. Il en est d'autres qui nous touchent et nous remuent d'une telle façon que les mots pour en parler nous manquent ou qu'ils paraissent cruellement insuffisants, impuissants. Profanes est de ceux-ci. L'amie qui m'en avait recommandé la lecture m'en avait dis bien peu, sinon "lis et tu verras". En effet, j'ai lu, et...
Profanes, c'est un récit, ou plutôt cinq récits qui n'en sont qu'un. Peut-être même qu'il y en a six, si l'on compte celui qu'une telle lecture peut écrire dans la vie du lecteur.
L'histoire d'un seul ouvre l'histoire des autres.
Profanes, c'est un livre un peu paradoxal, à la fois complètement à contre-courant et d'une actualité totale. Un livre « plein », mais pas encombré : pas de péripéties qui s'enchaînent, pas de rebondissements pour nous tenir en haleine, pas de facilités accrocheuses. Par contre, on y trouve de grandes respirations, des apaisements et des résonances. Chaque personnage de ces récits croisés, qui emprunte sans brutalité la voix du narrateur, fait preuve d'une magnifique capacité à accueillir, à écouter et entendre ce que l'autre dit ou ne dit pas, tout comme ce qui se dit ou se tait en soi-même.
Octave Lassalle est un vieux monsieur, ancien chirurgien, qui approche de la fin de sa vie dans une grande maison, solitaire. Attentif à bien finir, il a sélectionné quatre personnes pour veiller sur lui. Mais c'est aussi lui qui veillera sur ces quatre qu'il a choisi. Dans la grande maison, au rythme d'un temps attentivement ritualisé, chacun fera son chemin, chacun permettra aux autres de dénouer ce qui était douloureusement ou incompréhensiblement noué. La maison et son jardin sont comme un asile, un lieu en marge, où chacun va pouvoir passer à autre chose.
Les passions brutales et les drames refoulés sont bien présents, avec leur violence, mais déchargés de leur agressivité par la qualité des relations entre les protagonistes comme par celle d'une écriture toute en nuances, dénuée de tout maniérisme.
Dans les sciences sociales, certains théoriciens nous parle de quelque chose qu'on appelle le "care", la capacité à être attentif et à prendre soin de l'autre, sans chercher à le guérir, à le ré-éduquer ou à le redresser, simplement en usant de confiance et de bienveillance. Ce roman est un peu le roman du "care". On le voit à l’œuvre sans qu'un pédant cherche à savamment nous l'expliquer (Jeanne Benameur semble d'ailleurs éviter autant que possible les deux point (:) qui ne font qu'ouvrir à des explications alors qu'il s'agit d'abord de ressentir et de sentir, si l'on veut vraiment comprendre l'autre). D'une certaine façon, sans chercher à donner de leçons, il y a là quelque chose qui fait comme un mode d'emploi pour la vie, en toute humilité.
Où que l'on se trouve pour cette lecture, il faut parfois la suspendre pour la laisser résonner et guetter son écho dans nos propres expériences. Pour ma part, j'y ai trouvé des échos des peintures de bambous et de montagnes telles qu'elles ont pu être pratiquées en Chine (la référence à un autre art oriental, l'art japonais des Haïkus, est d'ailleurs très présente dans Profanes). Une autre résonance personnelle (mais Profanes va chercher chaque lecteur dans sa propre histoire et ses propres références) serait la musique de Schubert.
Les phrases de Jeanne Benameur rendront certainement d'autres échos chez chacun de leurs lecteurs.
Un livre hors du commun et aussi une certaine leçon de vie. Un livre qui nous questionne avec bienveillance et nous permet à nous aussi, lecteur, de faire notre chemin.
M.O.
Jeanne BENAMEUR - Profanes - Editions Actes Sud, 2013
Un écho à cet lecture et cette écriture qui laisse sans voix : Schubert