Pietra viva
Explorer les mystère de la création artistique, c'est le propos de Leonor de Recondo dans ce livre qui nous emmène dans les carrières de marbre de Carrare au tout début du XVIe siècle. Ayant elle-même l'expérience de la musique et de l'écriture, l'auteure part à l'exploration du monde de la sculpture en choisissant le guide le plus prestigieux qui soit, Michelangelo Buonarroti.
Nous sommes en 1505, et le nouveau Pape, Jules II, veut se faire construire un tombeau monumental dans l'ancienne basilique Saint Pierre. Le sculpteur florentin de 30 ans, qui a déjà embelli sa ville avec son gigantesque David, reçoit cette commande de Rome et ne peut qu'y répondre avec enthousiasme et empressement, rêvant de pouvoir donner toute la mesure de son art dans ce projet. Le choix des marbres pour une telle œuvre est capital, et Michelangelo est alors envoyé à Carrare pour s'en occuper lui-même. C'est au cours de ces quelques mois que nous allons suivre ses pas, entre le village et les carrières. Le maître est encore plein de jeunesse, facilement impétueux et arrogant, que ce soit avec l'envoyé du Pape ou avec le jeune Michele qui l'admire tant. À Carrare, il retrouve le monde des carriers qu'il connaît bien et desquels il a su se faire accepter par son amour et sa connaissance de la pierre. S'immergeant dans le travail il est pourtant hanté par la mort inattendue et soudaine du bel Andrea, ce jeune moine qu'il a connu à Rome et dont le corps présente pour lui, sculpteur, la beauté la plus idéale, la plus parfaite, celle qu'il rêve de sculpter. Entre ses rêves de sculpteurs et ses souvenirs humains, trop humains, MIchelangelo suit le sentier de sa création, au flanc des montagnes de marbre, au dur rythme des hommes de la pierre.
C'est à un autre rythme, celui de phrases polies comme un marbre précieux, presque jusqu'à l'excès, Leonor de Recondo nous fait découvrir la réalité des ouvriers et artisans des prestigieuses carrières et de leurs humbles familles. Un quotidien où la mort peut frapper à tout instant mais où la montagne sait aussi se montrer généreuse et faire don de sa "pietra viva" aux hommes. Un quotidien qui fait venir aux même hommes la sagesse aussi bien que la folie. Michelangelo rencontrera l'une et l'autre au cours de son séjour et il en sortira changé. Malgré son arrogance qui peut aller jusqu'à l'agressivité et la méchanceté, il saura écouter et regarder pour apprendre et comprendre un peu plus. Parmi ses maîtres, il y le jeune Michele qui a décidé d'apprendre à lire et que l'artiste n'intimide guère. Il y a surtout Cavalino, l'homme qui se prend pour un cheval et dont la folie enseignera de précieux secrets au sculpteur ambitieux.
Dans l'histoire des historiens, Michelangelo verra son projet différé pendant plusieurs années par les intrigues vaticanes et les jalousies d'artistes, mais dans l'histoire que nous révèle Leonor de Recondo, son art a profité de cette parenthèse dans la montagne, loin des cours et des ateliers, l'artiste génial et flamboyant trouvant la profondeur qui lui manquait peut-être. Celle qui l'aurait conduit au fameux "non-finito" qui privilégie la force de l’œuvre, sa vie propre, et laisse vivre la pierre comme une chair en délaissant le fini qui n'apporte plus rien d'essentiel, qui risque même de ruiner l'énergie qui émerge de la pierre et du geste.
Un beau livre sur la création, ancré dans le réel, qui nous rend le grand Michelangelo un peu plus proche. Peut-être aurait-on pu rêver un peu plus de "non-finito" dans l'écriture, mais l'on ne saurait se plaindre de la trop belle ouvrage.
Léonor de Récondo - Pietra Viva - Sabine Wespieser éditeur, 2013 (repris en poche, ed. Points)