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Publié par Marc O.

Nous transportons notre ruine sur le dos.

Dans une lumière incertaine et insensiblement vacillante, entre jour et nuit, une sorte de vaisseau fantôme erre sur les eaux froides du grand nord. Quelque part au large de la Norvège. Ailleurs aussi. À son bord, parmi les marins qui forment tant bien que mal un équipage, le docteur Christian, qui semble égaré sur cet océan et ce rafiot. Au dessus de tous, il y a la Centrale. La Centrale, un organisme lointain dont les consignes ne se discutent pas. Compréhensibles ou incohérentes, sensées ou pas, elles ne se discutent pas. Quant à l'objectif de cette mission dans le froid, il restera aussi obscur et secret que le reste. Peu importe ce qu'est au juste la Centrale, ce qu'elle poursuit et qui la fait vivre. Inutile de chercher à la comprendre, inutile de chercher à saisir même ce qu'elle est, car "la Centrale était une entité invisible". On se soumet à ses ordres. On les suit. C'est tout.

Les ordres ont conduit le capitaine à mettre le cap sur l'arctique, en renonçant aux misérables escales initialement prévues, sans mettre le pied à terre, ne serait-ce que quelques courts instants. Le seul lien qui reste avec le monde des humains, ceux qui vivent à terre, dans un monde raisonnable où jour et nuit ne se confondent pas, semble être la radio et ses ritournelles.

La radio était un nid de guêpes qui servait à nous rappeler que nous étions vivants, que nous avions eu une vie antérieure, que nous avions entrevu le bonheur à un certain moment.

Mais que se passe-t-il donc à bord du Polaris ? Qu'est-il venu faire sur ces eaux si peu hospitalières ? Que fait, ou qu'a fait, le docteur Christian et pourquoi doit-il explorer les rêves des membres de l'équipage ? Dès les premières pages nous embarquons pour un huis clos maritime et polaire où tout devient question, énigme. Petit à petit, nous parvenons à prendre quelques amers, à percer le brouillard invisible qui nous entoure (Nous recommandons au passage d'éviter de lire la 4e de couverture, ou de l'oublier sitôt parcourue, de renoncer à ce qu'elle nous en dise plus. Qu'elle en dise trop.)).

On ne sait plus bien s'il s'agit d'un récit librement conté, d'un monologue ou d'un interrogatoire. Narrateur et personnage se confondent et se fondent et la mémoire apparaît épaisse, embrouillée et obscure, traversée d'éclats de souvenirs qui blessent, réels ou fantasmés. Coupés du monde, nous plongeons au milieu d'âmes mortes qui s'accrochent au vide qui les envahit, cherchant malgré tout à échapper à ce qu'on ne peut fuir. Trouver la petite lumière qui rassure, voire console, avant que le temps ne la souffle. À l'apparente errance de la navigation répondent la fuite et l'inévitable traversée.

Que fuyez-vous docteur Christian ? Vous créez des lien de mémoire immédiate et vous ne cessez de retourner sur les lieux qui vous obsèdent. On dirait que vous hébergez en vous une douleur qui flambe comme si vous la reviviez. Elle est là, n'est-ce pas ? C'est une blessure infectée, qui ne cesse de vous élancer, prête à éclater.

Avec ou sans carte (elles jouent un rôle important dans Polaris et dans sa genèse), Fernando navigue ici sur des eaux peu fréquentées par la littérature espagnole. Il nous entraîne dans un monde sombre et incertain, plein de rumeurs qui condamnent ceux qui les entendent Un monde où quelques humains survivent, à la limite des mers et au cœur d'eux-mêmes. En lisant Polaris, il se pourrait que vous croisiez un capitaine à la recherche d'un monstre ou d'une chimère, la baleine blanche (le capitaine Achab, poursuivant Moby Dick à bord du Péquot, armé par Herman Melville) ou le sphynx des glaces (un roman trop peu connu de Jules Verne, une suite aux Aventures d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Poe), mettant lui aussi le cap sur le cœur des ténèbres (Heart of Darkness de Joseph Conrad). Mais s'il connaît ses classiques, sur lesquels il a pu par ailleurs écrire, Fernondo Clemot, qui est aussi universitaire et patron de la prestigieuse revue littéraire Quimera (Qui navigue sur les mêmes eaux que Le Matricule des Anges), a l'art d'imposer son univers et son écriture et de nous laisser avec peu de résistance pour un voyage dont on risque bien de revenir différent.

Polaris, premier roman traduit de l'auteur, n'est pas son coup d'essai, loin s'en faut. Nous espérons d'autres traductions, notamment de La langue des noyés (La lengua des los ahogados) paru depuis en Espagne et dont on nous a dit le plus grand bien.

Fernando Clemot - Polaris - traduit de l'espagnol par Claude Bleton (Polaris, 2015, Salto de página) - Actes Sud, 2017

Le site de la revue QUIMERA.

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