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Le spectaculaire succès médiatique du dernier opus de Michel Houellebecq et les inévitables polémiques qui l’accompagnent obligent à l’aborder avec circonspection, voire même à se demander si Houellebecq ne fait pas « du  Houellebecq ». Il faut dire, qu’une fois de plus, il se plaît à inscrire l’intrigue dans un champ déjà largement labouré par ses précédents écrits. On y retrouve le mâle blanc fatigué et dépressif, à la fois obsédé par le sexe et sur le chemin de l’impuissance, broyé par une société de consommation en fin de parcours, qui, conscient de la vacuité de sa vie, retarde sa mort prochaine en ingérant de petits comprimés blancs qui stimulent la production d’une hormone (du bonheur ?) – la sérotonine – qui étouffe progressivement sa libido.

Le mâle blanc en question, c’est Florent-Claude Labrouste, un ingénieur agronome de 46 ans, dont les parents se sont suicidés, qui a travaillé pour Monsanto avant de rejoindre le Ministère de l’agriculture. Il abandonne son emploi et sa vie de couple avec sa compagne japonaise (adepte des gang-bangs et de la zoophilie) pour disparaître et tenter de retrouver son passé. Ce passé le renvoie au moment où il vivait près de Caen, dans la Suisse normande, et, au sein de la Direction régionale de l’Agriculture et des Forêts, œuvrait à la promotion des fromages français, période de ses retrouvailles avec un condisciple d’Agro devenu éleveur de vaches laitières (Aymeric d’Harcourt-Olonde) et de sa rencontre avec celle qui aurait pu être la femme de sa vie (Camille). Les deux portraits d’Aymeric et de Camille sont remarquables : le premier dans sa pureté face à la disparition de la plupart des agriculteurs, programmée par la Commission européenne ; la seconde, omniprésente tout au long du récit. Il va les perdre tous les deux : Aymeric, acculé à l’affrontement violent avec les CRS puis au suicide du fait de la politique ultra-libérale de l’Union européenne ; Camille, qu’il sera incapable d’aimer. Après ce double échec, il revient à Paris, s’installe dans un hôtel Place d’Italie puis au 29° étage d’une tour près de la Porte d’Yvry qui sera le lieu de son départ du monde (chute de 100 mètres, vol de moins de 5 secondes, vitesse d’écrasement au sol de 159 km/h).

On retrouve naturellement la plume du romancier, mais aussi celle de l’économiste (célébré par Bernard Maris en 2014), de l’auteur marqué par la culture scientifique (si présente dans ses précédents ouvrages, par exemple dans Les particules élémentaires, lorsque les deux frères, Bruno et Michel, débattent longuement de la pertinence des prédictions d’Aldous Huxley), et surtout du sociologue qui montre excellemment les travers de notre société de consommation (hyper-individualisme, perte des solidarités, marchandisation de l’âme et des corps…), qui se moque allègrement des « bourgeois parisiens écolo-responsables » comme de l’hystérie d’un certain féminisme, et pointe un monde condamné à la vacuité, à la solitude. Sérotonine confirme le talent balsacien d’un auteur qui sait bien  décrire la société post 68, qui – comme dans Soumission – met en abîme l’épuisement métaphysique susceptible d’aboutir à sa désintégration, épuisement qui l’avait conduit dans Les particules élémentaires à penser la fin de l’Humanité, son remplacement par une humanité non-violente, régénérée. Ecrite avant l’épisode des Gilets jaunes, Sérotonine annonce la révolte des abandonnés du pouvoir épistocratique, cette nouvelle forme de gouvernement qui confie la conduite des affaires aux experts (Voy., le libre propos de l’universitaire montpelliérain Alexandre Viala : Le macronisme ou le spectre de l’épistocratie, Le Monde, 19 octobre 2017 et les écrits prémonitoires de Christophe Guilluy : La France périphérique ; Le crépuscule de la France d’en-haut).

Au-delà de ses inévitables provocations, Michel Houellebecq écrit de belles pages sur un thème qui semble l’obséder – comment penser un monde et un individu sans religion, c’est-à-dire sans satisfaire leur besoin d’éternité (ici est bien noté l’échec d’Auguste Comte) ? C’est ce qui explique qu’il choisisse Schopenhauer contre Nietzche, que dans ce monde sans bonté, dans ce monde social appréhendé comme une machine à détruire l’amour, il fasse le choix de la compassion.

Mais l’auteur ne s’en tient pas là et aborde une fois de plus (Houellebecq romantique ?) le thème de la recherche de la seule chose qui importe vraiment : la recherche de l’amour (« je ne crois pas me tromper en comparant l’amour à une sorte de rêve à deux, avec il est vrai des petits moments de rêve individuel, des petits jeux de conjonctions et de croisements, mais qui permet en tout cas de transformer notre existence terrestre en un moment supportable – qui en est même, à vrai dire, le seul moyen »). Houellebecq a maintes fois encouru l’accusation – parfois méritée – de machisme. Sérotonine fera peut-être taire ses détracteurs avec ses beaux portraits de femmes (toutes victimes de l’impuissance du héros à aimer, à s’abandonner) : Kate, l’avocate danoise ; Claire, l’intermittente du spectacle et surtout Camille, son grand amour, son « paradis perdu » (« J’ai connu le bonheur » ; « J’étais heureux, jamais je n’avais été aussi heureux et jamais plus je ne devais l’être autant »). Ici le Houellebecq romancier rejoint le Houellebecq poète, celui de Configuration du dernier rivage : « Lorsqu'il faudra quitter ce monde /  Fais que ce soit en ta présence / Fais qu'en mes ultimes secondes / Je te regarde avec confiance / Tendre animal aux seins troublants / Que je tiens au creux de mes paumes ; / Je ferme les yeux : ton corps blanc / Est la limite du royaume. »

ML

 

Sérotonine
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