Papa
Jusqu’à présent, Régis Jauffret n’était « que fictions, imaginaire, refus de puiser dans (s)a biographie ». Confrontant ses lecteurs à leurs côtés les plus obscurs au moyen de textes de folie, de sexe et de mort, il entendait les déranger violemment et y réussissait (Asiles de fous, Claustria, La ballade de Rikers Island). Ses Microfictions 2018 avaient conforté cette intention : rassemblant cinq cent onze micro-nouvelles d’une écriture exigeante, l’ouvrage visait rien moins qu’à embrasser toute la vie, toutes les vies, toutes les énergies, toute la passion, toutes les passions des femmes et des hommes, en plaçant un miroir devant notre humanité pathétique, nos amours, nos désirs insensés, nos solitudes et nos monstruosités. Papa rompt avec un tel projet. Il nous fait entrer au cœur du passé marseillais de l’auteur, dans sa famille, dans la vie de sa mère Madeleine et de son père Alfred, disparu en 1987, le personnage central du livre.
Au commencement du livre qualifié de roman, il y a un documentaire sur la police de Vichy diffusé en septembre 2018 dans lequel Régis Jauffret aperçoit des images fugitives de son père sortant de l’immeuble où il a passé toute son enfance, menotté entre deux gestapistes. Sept secondes lui suffisent pour se lancer à la rencontre de ce père effacé, déprimé, enfermé dans une surdité croissante, puis dans sa bipolarité, assommé de neuroleptiques, avec qui il avait peu parlé et fait peu de choses, un père qu’il va rêver, dont il imagine la rencontre avec sa mère, le mariage et le voyage de noces en Italie et d’autres épisodes de leur existence.
Dans une langue très crue, il imagine ses frustrations sexuelles, le présentant transformé par sa femme déjà âgée en « forçat du sperme traînant ses testicules comme une paire de boulets » afin de la rendre enceinte. Régis Jauffret parle du père, mais il n’ignore pas Madeleine, la mère castratrice, possessive, encore vivante lors de l’écriture de l’ouvrage (« Elle éprouva soudainement un sentiment de joie immense en l’imaginant adulte. Il serait beau, grand, athlétique, haut placé, dominateur, posant la patte sur ses proies qu’il déchiquetterait de ses crocs. Il lui serait un prolongement, un corps et cerveau supplémentaires dont elle serait copropriétaire…. Il lui serait indéfectiblement lié. Ils s’aimeraient comme des amants sans avoir besoin de ces imbéciles d’organes génitaux pour se connecter. Elle était présente dans chacune de ses cellules, nul besoin de chercher à s’unir davantage… Il était l’amant qu’elle avait toujours désiré »). Il présente diverses hypothèses pour expliquer l’arrestation de son père Alfred par la Gestapo, évènement dont ce dernier n’a parlé qu’à son frère aîné. Alfred n’est en rien le père qu’il espérait. Il est presque inexistant (« C’est fou le nombre de personnes qu’il n’était pas ») et, sans les images qui ont tout déclenché, il « serai(t) resté dans les égouts de (s)a mémoire ».
C’est pourquoi il invente des moments exceptionnels d’intimité avec lui (des repas préparés par Alfred, des soirées à faire des confidences, une escapade en scooter à la plage), à l’occasion d’un déplacement de Madeleine à Paris. La réalité est bien plus fade. C’est pourquoi le livre est écrit avec le souci de réparer le père, de le recréer, de le « mettre au monde…. De le cajoler », afin de pouvoir, enfin, l’aimer. Du coup, peut-il l’interpeller comme « mon enfant fragile que la vie a peu aimé » parce que « seul le roman a le pouvoir de modifier ce qui a existé ».
Michel Levinet
Papa
Régis Jauffret
Le Seuil