Les furtifs
Nous sommes en 2041, les grandes villes sont la propriété d’entreprises (Orange appartient à Orange, Paris à VLMH etc.). Pour y vivre vous êtes bagués, vous avez une boucle d’oreille, un piercing aux lèvres, des ubijoux qui vous permettent d’être hyper connectés et selon votre niveau de forfait (privilège, premium ou standard pour les pauvres) vous pouvez plus ou moins circuler, vous déplacer dans la ville, accéder à certains parcs... Sans ces connexions vous êtes un clochard, un migrant, un marginal.
Dans ce monde, de nouveaux êtres ont vu le jour : les FURTIFS dont on ne sait pas au début du roman si ce sont des hybrides entre des humains et des minéraux, ou des animaux… L’existence des FURTIFS est tenue secrète par le pouvoir. Invisibles, ils se tiennent dans les angles morts, ils sont là, à coté de vous, mais vous ne les voyez pas.
Ils sont FURTIFS comme Fuir Un Réseau Trop Intrusif, Fuir.
Lorca le héros a perdu sa fille de quatre ans, Tishka : disparue une nuit, sans laisser aucune trace. Les volets de sa chambre sont même restés fermés. Son couple avec Sahar n’a pas survécu à ce drame.
Il est persuadé qu’elle a rejoint les FURTIFS, c’est ce qui l’a motivé pour entrer dans l’armée, dans une unité d’élite qui a pour mission de capturer les FURTIFS. Cette brigade part en chasse quand elle a identifié leur présence dans un lieu. Mais les FURTIFS ne se laissent pas attraper, au moment d’une capture possible, ils se céramisent et deviennent des objets qualifiés d’oeuvres d’art.
C’est un roman d’anticipation, mais aussi une quête, un roman philosophique, un roman politique et un roman d’amour.
La société décrite est tenue par les propriétaires des nouvelles technologies, et un pouvoir néolibéral totalitaire, liberticide. Dans cette société de surveillance et de contrôle permanent, les individus n’ont plus aucune intimité, même débrancher sa bague pendant des moments d’intimité est une transgression. Des poches de résistance existent et l’auteur nous y invite. Le héros y trouve des alliés dans la recherche de sa fille et dans sa compréhension de ce que sont les FURTIFS.
Certains habitants refusent de se soumettre, ils représentent 10%de la population comme Sahar qui est proferrant càd qu’elle a refusé intégrer l’Educal, la multinationale de l’enseignement, filiale d’Orange. Comme proferrant elle donne des cours sauvages dans les quartiers.
Un texte de Damasio, c’est aussi une langue, avec une écriture poétique. Un très beau poème d’amour au milieu du roman, comme un objet précieux caché, qui prend place très naturellement dans le cours du récit. Damasio fabrique des mots qui correspondant à des objets ou des pratiques (les animanchines, les intechtes, un surchien, le mocode et le mocri, les taxiles etc...). Il crée des mots pour désigner des états comme les vendiants qui ne mendient pas pour eux-mêmes mais pour la marque ou le produit qu’ils représentent. Et puis il y a la réul, la réalité ultime. Les yeux équipés d’un disque rétinien ont la capacité d’« augmenter » la réalité, permettant par exemple d’ inviter virtuellement des absents, des disparus...
L’inventivité de Damasio va jusqu’à jouer avec la syntaxe, les temps, il mélange des idiomes. Rapidement vous renoncez à aller chercher la signification de tel ou tel terme, vous être obligés de le comprendre dans le contexte. Il invente une langue, pas toujours facile à appréhender mais qui contribue à fabriquer cette dystopie. Avec également une recherche typographique : les personnages sont représentés par des signes créés spécifiquement nous permettant d’entrer dans les pensées de chacun.
Les FURTIFS, une expérience de lecture dont on ne revient pas tout à fait indemne.
NB
Les Furtifs de Alain Damasio, éditions La Volte, 2019