M.M.M.M.
Inclassable, époustouflant, telle est l’impression qui perdure et nous pousse à retourner dans cette masse foisonnante de près de 700 pages. Nous y avons cheminé à des rythmes variables, en arrêt parfois sur une phrase ininterrompue qui ouvre un livre dans le livre. On l’entame au hasard d’une des quatre parties, les temporalités se croisent et se chevauchent sans nous perdre, tant la langue et la structure des séquences suffisent à nous happer. Les qualificatifs ne peuvent se retenir : romantique, baroque, classique, sur un fond de modernité absolue ? M.M.M.M. s’y dérobe pour nous ressaisir plus loin.
Le thème vient du fond de l’humanité : un homme (le narrateur) et une femme (Marie) se cherchent, se heurtent, rompent, pour se rejoindre et se fondre plus tard, ailleurs, et leur quête sert de socle à la construction progressive d’un espace imaginaire, proche du rêve, épinglé sur trois lieux principaux : Paris, Tokyo, l’île d’Elbe. Aéroports, autoroutes, trains, hôtels occupent une large place dans le récit. Silences, absences, recherches, retrouvailles, offrent à chaque épisode une description fouillée, dont l’écriture sculpte un univers de sensations, d’émotions minutieusement offertes sans jamais frôler le moindre pathos. Des rythmes, des glissements d’un mode d’expression à un autre font se croiser et s’associer explicitement, ou dans l’âme du lecteur, les multiples registres qui l’agitent face au monde contemporain. Objets hypermodernes méticuleusement décrits, en contrepoint de lentes plongées dans les sentiments, et plus encore les sensations. Odeurs, couleurs, touchers des peaux, contacts avec l’eau ou le feu. JPT réussit, par ses descriptions au tout petit point, en dentelle serrée, d’une précision d’orfèvre, à nous attacher aux lumières huileuses et grises d’une autoroute japonaise un soir de pluie, à l’odeur nauséabonde d’une chocolaterie en feu, dans un mouvement permanent ancré sur le surgissement du présent.
Malgré l’extrême précision, il flotte une impression tenace que l’essentiel n’est que suggéré, laissant le rêve tisser nos imaginaires. L’importance du détail, en donnant sens à une scène pourtant lourde de faits concrets, amène JPT à citer Arasse, les frères Dardenne, en toute fin Botticelli même… Sans pédanterie, l’auteur nous amène à repasser dans les interstices de notre fond culturel sans jamais s’y appesantir. Des imparfaits du subjonctif, quelques mots si étranges qu’on les imagine fabriqués, font danser le texte à travers les époques et les styles sans lourdeur aucune, comme des papillons. Sa description au présent d’une scène passée dont le narrateur était absent est en soi un exploit. Par exemple, en décalé, ce sera la vision longuement détaillée d’une chaussure en veau velours luxueuse, abandonnée par l’ambulance qui transporte le corps d’un amant de Marie mort brutalement, qui campe la stature sociale du personnage, sans qu’un sentimentalisme redouté ne vienne brouiller la scène.
L’éditeur nous fait le plaisir de joindre au volume M.M.M.M. un carnet qui rassemble quelques entretiens menés par des critiques littéraires. Lus avec plaisir, intelligents, ils permettent de côtoyer l’auteur, mais n’apportent pas plus à la captation de l’ouvrage, qui se suffit à lui-même – tout en supposant que par ailleurs il doit constituer une mine pour les spécialistes, par la construction et la langue. Les paroles de JPT rejoignent le texte, dans une continuité vécue telle qu’il a souhaité en rendre compte par cette oeuvre étirée sur 11 années. Ses personnages, dit-il, sont des compositions, vêtues de rêve et de réalité, proches de lui, proches de son univers.
Ouvrage intime au final, et généreusement offert aux rencontres avec nos propres intimités. Regard intérieur directement connecté sur le monde externe, ce qu’il nomme chez Marie, sa « disposition océanique » : « nue face au monde », « nue dans le monde »…
Sur une confidence finale de Marie qui éclaire l’ensemble, on s’interroge : faut-il attendre un 5e volume ? Ou plutôt lire et relire… Offrir certainement !
FM
M.M.M.M.
Jean-Philippe TOUSSAINT
Éditions de Minuit
695 p (4 volumes écrits et édités sur 11 années, ici rassemblés)
Faire l’amour. Fuir. La vérité sur Marie. Nue