Thésée, sa vie nouvelle
Le corps en sa matière est-il la mémoire des générations passées et de leurs silences ?
Sur cette question, Camille de Toledo nous entraîne dans une mélopée douloureuse, amorcée par l’interrogation glaçante en première page : « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? ». Les phrases adressées au frère suicidé s’égrènent en forme de poème entrecoupées de photos grises : « Quand nous perdons nos liens, mon frère, nous tombons ». Tel un récitant, l’auteur nous plonge dans un puits sans fond, ce labyrinthe fait « des eaux noires du temps »
C’est bien d’une chute qu’il s’agit, un corps en morceaux, miroir des drames jusqu’alors celés dans la succession des générations – tel est le propos, ou plutôt l’hypothèse, annoncée d’emblée, dont les facettes se succèdent et se chevauchent. La juxtaposition de tableaux peut désarçonner quelque peu en première lecture, puisqu’ils chevauchent présent et passé, depuis la toile de fond à peine évoquée de la fuite des marranes au XVe siècle, cachés derrière le mensonge imposé pour survivre, jusqu’au XXe siècle, les Trente Glorieuses, cadre social d’une aventure parentale fondée sur le déni du passé et l’illusion d’un avenir radieux, et enfin cette « tristesse européenne » du siècle actuel, dont l’auteur a fait l’objet d’un précédent ouvrage (« Le Hêtre et le bouleau » 2009)
A mi-chemin, le ton change, la colère pointe : il s’engage un véritable procès de ces parents indisponibles, triomphants, poussés par le grand-père maternel de Thésée qui survécut aux drames de sa génération par une confiance aveugle dans les promesses économiques de ces années – ce Nathaniel joyeux entraînant ses enfants sur une « route ascendante vers le beat etats-unien », un « capitalisme humain », jusqu’aux années de crise 1973-74-75… Une mère victime, mais coupable, se retrouve mitraillée de reproches par « le fils qui reste ».
Puis, le mouvement de fuir vers l’est avec ses enfants organise la complainte douloureuse face à un corps que rien ne tient, et la quête de thérapies alternatives. La fuite ne permet pas d’éteindre les brûlures du passé, les questions restent au fur et à mesure que se dévoilent drames et effondrements dans les générations. Un dialogue virtuel avec le frère absent l’amènera à s’interroger sur le bien-fondé d’une origine trans-générationnelle aux malheurs du présent, dans une longue recherche sur la mémoire qui serait inscrite dans la matière du corps, en référence aux connaissances scientifiques du temps actuel.
Un dernier tableau campera Nissim, frère héroîque de l’arrière grand-père maternel, dont il découvre le courage et la mort au front en 1918… Enfin, les toutes dernières pages offrent une sorte de mise au point qui ouvre un possible avenir : accepter la mort du frère, porter jusqu’au langage les traces inscrites dans le corps…
Relisant cet ouvrage dont la sincérité et la charge émotionnelle mais aussi la qualité graphique, maintiennent l’adhésion, il nous vient l’impression d’entrées multiples dans la lecture, selon le tempo ou l’intérêt singulier du lecteur :
Une trajectoire personnelle, autobiographique, en forme de chemin de croix et d’une quête (comment se réparer) ?
Un mythe moderne – le titre nous y invite – approchant le drame antique ou le théâtre shakespearien ?
Un « cas clinique » : l’impact du déni, le poids des silences sur les générations à venir, la fascination par les coïncidences mortifères de dates, et leur remède ?
Un traité historique sur les fuites, expulsions, migrations et massacres dans les siècles précédents et leurs conséquences au XXIe siècle ? …
C’est toute la richesse de ce livre, qui ne nous lâche pas, et vers qui nous revenons.
FM
Thésée, sa vie nouvelle
Camille de Toledo
Verdier