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La lecture du livre de Lucie Taïeb « Freshkills » a fait remonter à ma mémoire une lecture ancienne, celle d’une nouvelle d’Alejo Carpentier, « Vuelta a la semilla » (Retour à la source ou à la semence) que je n’ai jamais oubliée : Un vieil homme, assis sur un banc, regarde des ouvriers qui démolissent une grande maison et, au fur et à mesure que la maison s’écroule, lui la reconstruit mentalement et fait revivre son histoire.                                                         

Il me semble qu’on peut relier cette nouvelle au travail de Lucie Taïeb commencé avec sa thèse « Territoires de mémoire, l’écriture poétique à l’épreuve de la violence historique » (Garnier 2012), ouvrage passionnant qui est, au-delà d’un travail universitaire rigoureux, le fruit d’une démarche intime et profonde.                                                      

Cette même démarche, on la retrouve dans « Freshkills » publié en 2019 au Canada et qui vient de sortir à La Contre Allée dans la collection bien nommée, Un Singulier Pluriel. Elle dit que cette histoire commence à Berlin « comme peut-être commencent désormais à Berlin toutes les histoires de ruine, de hantise et d’oubli. » Des stèles sont érigées aux abords de la Postdamer Platz en mémoire des victimes de l’holocauste, un « cimetière sans morts.., des plaques sans noms, ce neuf, à partir de quoi ?... une incarnation neutre du toc. » Mais ce lieu, créé de toute pièce, artificiel, peu à peu prend vie parce que des gens y viennent se recueillir et qu’il devient ainsi territoire de mémoire. Il y a ensuite un déclic, la lecture d’ »Outremonde de Don DeLillo où il est question de déchets et de décharge : «Voir la décharge c’est dans le roman être initié, exposé à une connaissance plus complète, plus profonde du réel : contempler l’envers de la société de consommation, approcher le lieu du secret. » Or, les décharges où s’entassent nos déchets, ce qui est notre mémoire la plus matérielle, nous ne voulons pas les voir, nous les reléguons à la périphérie, nous les oublions, elles n’existent pas.    Mais Lucie Taïeb, elle, est allée voir à New York le lieu où s’est peu à peu érigée la plus grande décharge à ciel ouvert au monde, sur Staten Island, Freshkills.

Or la décharge, fermée en 2001, réouverte après l’attentat du World Trade Center, puis fermée à nouveau définitivement, la décharge a disparu. Le lieu est en train de devenir « un immense parc récréatif naturel… une pure nature, des prairies qu’un vent léger fait ondoyer ». Et, « que devient la terre lorsqu’elle recyclée ? Elle redevient elle-même ? ». C’est en même temps la mémoire du lieu qu’on a enfoui, qui a disparu. Ce lieu « marais salins à la flore singulière », territoire des indiens Lenape puis des Hollandais qui lui ont donné son nom, « Freshkills » mais qui en anglais prend un autre sens « Freshkills, Source Fraîche, Greatkills, la Grande Source ou tuerie. » Ce lieu a été peuplé, des gens ont vécu à côté de cette décharge installée « au mépris de ce territoire naturel », au mépris de ses habitants « les bouseux, à qui on relègue la décharge, la puanteur, tout ce dont on ne veut pas » .

                                 Et ce nouveau parc, « règne de la surface qui apprivoise toutes les inquiétudes, aplanit jusqu’à nos mémoires »                                                                                                                                                                

Malgré ce, cette analyse très lucide de nos comportements et de notre rapport au monde ne se conclut pas de façon totalement pessimiste : «  Tout se rachète. Tout se rédime. » Et il y a une nécessité : « Faire du parc un espace commun, le réassimiler à une vision apaisée du collectif, au sein de Staten Island, à New York et même au-delà. C’est seulement alors que la transformation sera achevée. Or, pour atteindre un tel consensus, on ne peut écarter les mémoires dissonantes –elles subsisteraient de toute façon- mais on doit les accueillir, les assimiler. Ainsi, pour qui veut bien tendre l’oreille, les voix de Freshkills résonnent encore. » Puissent-elles résonner toujours.                                        

Un livre à l’écriture limpide qui invite à une réflexion essentielle sur notre rapport au monde et à notre histoire.

F J

Freshkills

Lucie Taïeb

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Lucie Taïeb

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