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Julien Gracq « Nœuds de vie » Editions Corti (2021)

 

Ce sont des notes appartenant au fonds Julien Gracq de la Bibliothèque Nationale, des « notules », que nous découvrons ici avec un grand bonheur, nous dit Bernhild Boie dans la préface, « une écriture qui donne à voir, à sentir et à penser. Une prose poétique lumineuse qui en flânant le long des chemins et des routes fait surgir des paysages avec tout ce qu’ils comportent de présence immédiate, de souvenirs et de contes de fée. »                                                              

Ce sont des promenades en Anjou ou en Normandie qui rappellent à Julien Gracq l’univers du Grand Meaulnes : « C’était… le sentiment que quelque chose partait de là, comme ces trouées sans fond dans la forêt, ou ces routes ruinées, encore mystérieusement éveillées sous leurs broussailles dont mes livres ont gardé l’obsession.».                                                                                                                 

C’est la traversée en voiture, la nuit, de la Sologne endormie où le voyageur est comme transporté dans un autre monde : « La traversée des futaies ne révèle dans le faisceau des phares que des jambes de géants stupéfiés dont les têtes se perdent et s’embrument beaucoup plus haut, à un étage majeur où la confusion de la nuit emmêle leurs rêves pesamment .»                                                                                                                                  

Julien Gracq est aussi à l’écoute du monde et s’inquiète avec lucidité de son devenir : « La Terre a perdu de son évolution et de son assise ; cette colline, aujourd’hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l’assécher, ces nuages, les dissoudre. Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu’un monde refait de sa main, à son idée - et je doute qu’à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son œuvre et juger que cette œuvre était bonne. »                                                                                                                               

Il est ensuite question de littérature, de critique, de lecture et ce toujours avec hauteur et lucidité, souvent avec une pointe d’humour,  et chacune de ses remarques nous invitent à penser.                                                                        

                                   Ainsi, parlant de la relation livre-lecteur il dit : « La courbe de nos relations avec un livre reproduit, en l’étirant seulement et en l’aplatissant, la courbe ordinaire des relations amoureuses, et les deux viennent confluer dans le même point d’orgue terminal : Tendre-sur Désir, puis Tendre-sur Estime, et pour finir Estime-sur-Abstention. »                                                                                                                                           

Il porte également un regard acerbe sur le monde du livre et son humour se fait alors grinçant : « Dans ce public virtuel d’un livre, il y a deux parts :les amateurs, qu’un flair sui generis conduit avec sûreté jusqu’aux ouvrages qui sont de leur ressort, quelles que soient les difficultés d’accès- et les acheteurs dociles au seul ouï-dire massif de la voix publique et de la publicité : ceux-ci poids morts, force d’inertie qui tire un livre vers le succès matériel lorsqu’il est lancé, et dont le désintérêt rapide, sans lui retirer sa qualité, communique à un livre cet aspect fripé inséparable de tout ouvrage qui a eu, comme on dit son heure, qui est passé en trop de mains. Toute main sale par laquelle il est passé laisse sa trace sur un ouvrage, et ce n’est jamais impunément qu’un auteur, même s’il s’abstient personnellement de tout cabotinage littéraire, laisse ses livres par l’entremise des éditeurs et des libraires faire le trottoir. »                                                       

      Il est enfin question d’écriture, de liberté, et d’exigence en ce domaine : «  Il est vrai que le beau est d’abord ce qui désoriente, que la littérature commence à se porter un peu mieux quand la critique commence à s’y reconnaître un peu moins- que l’écrivain digne de ce nom est une générosité toujours intempestive, une fraternité qui ne marche pas en rang, une aventure qui se passe du coude à coude, et une liberté qui n’adhère jamais »                                                

C’est un vrai et grand plaisir que de renouer ainsi, à travers ces notes rassemblées avec ce magicien du langage, avec sa finesse et son exigence. C’est une invitation à le relire.

F.J.

Julien Gracq « Nœuds de vie » Editions Corti (2021)

Noeuds de vie
Julien Gracq (1910-2007)

Julien Gracq (1910-2007)

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