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Pourquoi Frantz, le grand-père du narrateur, a-t-il disparu du paysage familial, comme dissous dans un silence de plomb ? Il habitait pourtant rue des Loges, près du domicile parental, lorsqu’aux 7 ans du narrateur la mère décide de reprendre une activité professionnelle, au grand dam du père. La seule solution de garde les jeudis et aux vacances scolaires sera Frantz, malgré les réticences du père – fils de celui dont on ne parle pas. Du lien avec un grand-père taiseux, aux habits usés, mais attentif à lui, l’enfant ne partagera rien avec ses parents, et le silence retombe , le souvenir se recouvre d’un voile. Le décès de Frantz s’enfonce dans la brume, un peu de tristesse peut-être, mais vite oubliée.

 

C’est à la mort de son père, des décennies plus tard, que le garçon devenu adulte, balayant d’un regard négligent les papiers éparpillés au domicile paternel, entrouvre un carnet bleu, et découvre que Franz se nommait François. Puis il tombe sur la photo énigmatique d’un jeune homme engoncé dans un uniforme du Reich.

Les questions scandent le récit au fil des années, au fil de l’écriture, d’un lieu  à l’autre mais toujours dans l’Est, cette Lorraine ravagée par les guerres, cette ville de Metz enclave française sous domination allemande selon les évènements. Une histoire, telle un puzzle tiraillé entre les temporalités, tant affectives qu’objectives, se dessinera à partir de pensées neuves : pourquoi reclus ? pourquoi disparu du discours familial ? Pourquoi Frantz et non plus François ?  Pourquoi Etgen, différent de son propre nom malgré la filiation paternelle ? Peu à peu se constitue une énigme, qui le hante. Au mitan du texte, Il s’interroge sur sa « méthode » : « Mon enquête omnivore – maigres souvenirs, lectures éparses, flâneries, rares témoignages, digressions, intuitions personnelles avance-t-elle dans la bonne direction ? Aurais-je dû pour bien faire obéir à un ordre chronologique ? ».  Mais les archives restaient rares sur ce front de l’Est, et c’est l’ordre du cœur qui s’est imposé.

Heurté par le projet d’une star de l’architecture moderne visant à accorder passé et présent dans Metz sa ville - un contresens violent à ses yeux -, Thierry Hesse nous emmène dans une déambulation à travers les époques, à travers cette ville sabrée par les convulsions de l’histoire, les familles elles-mêmes sabrées entre ceux de France et ceux d’Allemagne. Il remonte le passé, saisit les phosphorescences et les combine entre elles, happe les souvenirs de films aimés, et surtout des livres qui l’ont fasciné plus jeune sans en connaître alors la raison. De Kafka, « La Métamorphose » s’impose, mais aussi « le Terrier » qu’il associera plus tard à l’aîeul terré au fond de son logement, ce tunnel comme il le qualifiait en traversant un long couloir et qui, au final, deviendra  boyau - image qui condense la réalité révélée plus loin d’un Frantz infirmier dans un régiment allemand au cours d’un combat sous terre de 4 années. De Melville, Bartelby surgit aussi, dans la force de sa passivité : rester soi-même. Longtemps déliés, les aller-retours de souvenirs, d’émotions, de moments de sidération, s’accrochent peu à peu tels de minuscules ventouses. Il reprend le motif, avance et revient comme dans une fugue, y introduit des variations, Le fil se tisse, qui au long du texte devient corde, dont la tension décochera sa flèche dans les dernières pages, plongeant le lecteur dans l’évidence retrouvée de ce qui fonde l’humain – la transmission.

Lors d’une séquence mémorable et absurde, à la Saint-Hubert, dans un petite ville que l’on dit morte en cette région dévastée, un prêtre d’origine africaine, à la Saint-Hubert, baptise  des chiens de chasse avant le massacre à venir, Habité par cette scène étrange, il se promène en vallée de Meuse, près d’un village dont le nom s’est inscrit presque à son insu  au travers de « L’acacia » de Claude Simon,  livre lu et relu autrefois, qui l’avait fasciné plus que les autres – et pourquoi ?. Dans ce lieu qualifié de « ville morte », il pressent que les sols, dont on sait ce qu’ils contiennent de corps innommés, détiennent le secret de vies disparues. Et là en effet, dans un paysage lourd d’assonances de tous ordres, où passé et présent s’enlacent, il voit Claude Simon, jeune cavalier fringant galopant dans le temps sur les traces de son père. Une telle apparition au pays des disparus, une hallucination proche d’une révélation, s’incrustera comme la pièce manquante d’une carte intérieure qui émerge peu à peu de l’eau noire. Connexions et emboitements se font hors du contrôle mental, la trame apparaît comme fruit d’un patient ourdissage.

Un grand-père intérieur, de manière imperceptible, prend une densité, une stature méconnue de tous et du narrateur lui-même. L’attachement d’un enfant à son aïeul se dévoile à travers le souvenir d’une émotion fugace mais précise :  lors de ses 7ans Frantz l’a emmené se promener au Jardin Botanique, il s’arrêta alors devant une sculpture massive et effrayante : des aigles dépeçant une bête terrassée - métaphore hautement symbolique en ces lieux guerriers. Apeuré, il avait saisi la main de son grand-père et perçu une émotion traversant la paume qui le tenait fermement. Tout était là.

Évoqué également en tout début d’ouvrage, le souvenir d’une conférence qu’il ne put terminer comme étranglé par un insecte dans la gorge, résume ce qui se dépliera au fil des aller-retours, au travers de l’image convulsive qui a surgi alors : le visage de Frantz pleurant la mort de sa nation. Peu à peu, la quête sémantique ou historique ouvre des pistes : le couloir/tunnel/boyau, la rue des Loges aux sens multiples dont il retient les cabanes où l’on isolait les pestiférés…

Vers la fin de cette mise en mémoire, puis en histoire, c’est un autre grand-père qui devient  socle sur lequel lui, le narrateur peut s’interroger. De ce vieil homme aperçu au fond d’un couloir, « fait d’os et de silence », va germer son désir affermi. D’une recherche « historique » le récit évolue vers un chemin personnel. A travers l’attachement » à Frantz, qui fut là pour lui, un attachement que « personne ne pourra lui enlever », il se pose, s’affirme en douceur : Frantz a subi, mais est resté toute sa vie en accord avec lui-même, il a pu continuer à rêver. Comme dans une nouvelle naissance, l’auteur/narrateur se définit à son tour dans ce qui le détermine : lire, écrire, enseigner. « Ne pas en être », continuer à penser, parfois contre soi-même et clairement son propre milieu, est la voie qui s’impose, nourrie par des références littéraires marquées d’une sorte de dissidence sociale. Le désir de relire « L’acacia » n’est pas le moindre plaisir que nous offre Thierry Hesse à travers sa propre recherche, certes moins haletante que le livre de Claude Simon hanté par l’absurdité du monde, mais traversé par ce regard sur l’histoire et sur soi d’un texte parfois proche du poème.

Un très beau livre, lu et relu, que l’on peut ouvrir à n’importe quelle page, comme un rêve éveillé qui se suffit à lui-même et en appelle d’autres.

 

FM

 Une vie cachée

Thierry HESSE

Éd de l’Olivier 2021

 

Une vie cachée
Thierry Hesse

Thierry Hesse

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