Une archive
Mathieu Lindon, fils de Jérôme, a longtemps refusé d’écrire la biographie de son père (d’autres l’ont fait), grande figure intellectuelle de l’après guerre qui s’est distingué par ses positions politiques lors de la guerre d’Algérie, ce qui l’a fâché avec ses parents, et « créateur » des éditions de Minuit, maison d’édition qu’il a repris après guerre et à qui il a donné son ample développement, révélant Beckett (que l’on appelle Sam) et les autres (Robe-Grillet, Duras, Sarraute etc.). Il écrit avec ce qu’il a en lui de souvenirs, de mémoire car dit-il « je suis une archive vivante ».
« Les éditions » ou « Minuit » -selon les formulations de Mathieu Lindon- c’est sa famille tant Jérôme (tout le monde l’appelle ainsi, des Éditions à la maison, pas de « papa ») passe de l’un à l’autre sans aucune frontière, et pour Mathieu l’héritage qu’il a reçu (« L’héritage, le plus souvent on le reçoit du vivant de l’être qui le transmet ») mêle et entrecroise les deux, dans le contexte historique que j’ai précisé. L’éducation reçue tient autant aux Éditions qu’à son père.
Alors M. Lindon dresse une figure de ce père peu commun, qui est autant un portrait des Éditions que de son père à la tête de cette entreprise, et autant une biographie de son père qu’une analyse des relations filiales entretenues par (ou entre ?) Jérôme et ses trois enfants dont Irène qui reprend Minuit à sa mort, et André avec qui une fâcherie à vie s’est installée, générant une douleur indicible. Comme dans toutes les familles, celle-ci est traversée par des névroses, mais la description qu’en fait M. Lindon nous la rend attachante et ce personnage complexe (juif, il a souffert de la guerre et notamment n’a pu faire d’études) que son fils aime et admire, autant pour ses failles, sa face cachée, sombre, que son exercice du pouvoir ou son intransigeance nous séduit. Finalement il nous ouvre à la complexité humaine.
Écrire la biographie de Jérôme c’est en filigrane écrire l’histoire d’une époque littéraire avec les grands auteurs et autrices de Minuit, et aussi un temps où des hommes (au sens d’humain du genre masculin) pouvaient se comporter comme il le fait.
Et si vous avez du goût pour le monde germanopratin, une forme de snobisme que M. Lindon dénonce lui-même, avec humour, allez-y, vous vous amuserez aussi. Il faut enfin noter l’écriture de M. Lindon, quelquefois un peu alambiquée, mais qui contribue à la description de ce monde révolu, et qui n’est pas sans charme.
N. B
Une archive
Mathieu Lindon
POL