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Vingt-six courts chapitres ont organisé l’écriture d’un ouvrage savoureux, apparemment de bric et de broc. Si l’auteur tient à rappeler son statut d’écrivain/psychiatre, ici l’écrivain l’emporte même lorsqu’il brossera – en quelques pages  - le tableau noir et désopilant des pratiques psychiatriques au fil des guerres d’école et des concepts abscons dont il fut témoin depuis ses études jusqu’à la fin de son exercice professionnel, plaidant pour la rencontre avec le sujet souffrant comme thérapeutique essentielle.

Quel fil tient ensemble les vingt-six nouvelles, courtes et incisives, de cet abécédaire sans logique apparente puisque les textes se succèdent au fil des lettres de l’alphabet ? Peut-être la métaphore sur la description en fin d’ouvrage de ce qui fait l’humain : « des pièces et des morceaux, un corps qui tour à tour nous réjouit et nous tourmente, des idées semées dans nos têtes à l’âge tendre, de paroles proférées, entendues, lues, écrites… »

Caracolant d’une Auberge (lettre A), où Freud brûle d’impatience dans l’attente de sa fiancée, aux Brouillards lyonnais (lettre B)) de son enfance confite en dévotion aveugle, l’auteur égrène Cendrars, Diable, Eau, Guerre, Honte, Rimbaud, Science, Travail, Zweig… Chacun y trouvera son bonheur, ou la résonance douloureuse des ressorts grinçants de l’âme humaine. Peu importe, ce qui nous traverse et nous touche vient de la sensibilité extrême grainée d’une érudition qui s’échappe par bouffées des phrases ciselées.  L’humour omniprésent mais dénué d’ironie nous attache à la lecture, et à la relecture. E. Venet excelle dans le badinage, celui déjà qu’il emprunte à Freud écrivant à sa bien-aimée dans un café de Vienne, pour en faire le titre de l’ouvrage : les traces sensorielles d’un moment d’attente passionnée, bordée de boucles imagées, d’une élégance aérienne.  Ne pas se laisser dé-border, voilà qui pourrait qualifier l’écriture de l’auteur. Parfois les volutes se condenseront en une chute brutale, en fin des courtes pages, comme une coulée de plomb, laconique, réaliste, chargée d’horreur (Kafka) ou de tendresse lorsque la réalité vient heurter le rêve. Associer les plaisirs de l’esprit et du coeur sous leurs formes cocasses mais jamais triviales à la part sombre de l’âme humaine lorsqu’elle s’impose au détour du gai chemin, fait de son propos un trésor d’intelligence hors des sentiers battus.

Parfois la phrase de fin rassure. Ainsi, l’évocation moqueuse de Pascal Quignard (lettre Q) dans sa recherche éperdue des origines jusqu’au paléolithique - nous désignant tous comme « descendants de Charlemagne mais aussi cousins de Hitler et de la banalité du mal » – pourrait passer un instant pour un « déboulonnage » selon l’expression en vogue. Après quelques pages d’humour taquin et vif, la brièveté parfois fulgurante qui le séduit chez l’écrivain donne force à la chute finale : « Pour ma part, j’aime cousiner avec Pascal Quignard ».

De Kafka il cite une phrase tirée d’une lettre à Milena, lui ordonnant de ne plus lui écrire, et de ne surtout pas obéir à cette injonction stupide. Citation qui rend lisible chez l’auteur lui-même, ce doute intérieur en filigrane, étiré entre deux repoussoirs : « Se prendre au sérieux, quelle horreur ! Ne rien dire, c’est dommage »

C’est à la lettre P (Psychiatre) qu’Emmanuel Venet désigne le milieu familial baroque de son enfance comme l’origine de sa curiosité pour le grain de folie. Il déroule un portrait digne de Molière du monde étrange – la psychiatrie - dont il descend et qu’il a habité pleinement à travers ce qu’il nomme le « métier impossible de psychiatre ». Observateur des dérives, son pas de côté s’est nourri de la rencontre avec ces êtres amenés à dresser de fragiles remparts parfois « biscornus » contre les grandes peurs qui les habitent, loin des discours scientistes. De fait la description des pratiques au cours des décennies récentes, et à notre époque, amuserait si elle ne désolait. La conclusion décape : derrière ces guerres d’école se cache au fond un sentiment d’impuissance face aux angoisses massives des sujets rencontrés. Le tableau au vitriol n’est qu’une facette. Il en témoigne par sa sensibilité engagée (on peut lire à ce sujet le très court texte de 2020 chez Verdier : « Manifeste pour une psychiatrie artisanale »). Citant Flaubert, il illustre la posture en évoquant le malaise d’Emma Bovary lorsqu’elle reçoit de son amant le message cauteleux, caché dans une coupe d’abricots, annonçant une rupture « qui serait raisonnable », confirmée par la vision d’une calèche qui s’enfuit. Le pharmacien Homais appelé en recours désignera l’arôme des abricots comme cause de la syncope. L’auteur s’en saisit : « le discours médical ne me fera jamais croire que les amants trahis de notre époque tirent plus de réconfort des antidépresseurs que du régime sans abricots ». 

Aimer, rire d’aimer, rien de plus sérieux semble dire E. Venet en se moquant de lui-même. Sous l’apparence, désacraliser : mettre à jour les dures réalités sans perdre ce qu’il nous en reste, tel Rimbaud dont la dernière année de vie est qualifiée de « quatre saisons en enfer » et qui pourtant accompagne nos « esprits ravis par ses vers, ses rêves et ses coups de gueule » interrompus dès vingt ans. On aimerait citer chaque perle dans cette constellation de remarques drôles et profondes, toile de fond d’un esprit qui jongle avec le bien et le mal, le beau et le sordide. Mais E. Venet ne joue pas avec son lecteur. Ni afféterie, ni clin d’œil. Il nous invite plutôt à jouer à la vie comme il en témoigne pour lui-même. Aidé par son écriture virevoltante, ses connaissances jamais appuyées, il offre un texte d’une élégance rare, qui appelle à lire et relire, à partager et, mieux encore, à s’enrichir de ses écrits précédents.

 

Ainsi, « Marcher droit, tourner en rond » (Verdier  2016) relance ou rappelle le plaisir de le lire. Le narrateur s’y présente doté d’un syndrome d’Asperger. De cette particularité, non pathologique insiste-t-il, il tient une rigueur quasi mathématique qui l’amène à questionner les dessous des apparences. Ce sera ici, à l’occasion du décès de sa grand-mère Marguerite, la tendance à mythifier la personne partie dans l’autre monde, au moment des funérailles, et de ce fait mystifier le public qui n’en croit rien. Dans ce texte court, sous l’homélie qui accompagne les obsèques, le conteur nous entraîne avec vivacité dans les dessous labyrinthiques d’une vie familiale empoisonnée par le ruissellement toxique d’une personnalité honorée en ce jour pour ce qu’elle n’est pas. Deux passions l’habitent lui-même :  le scrabble qui permet de jouer avec les mots sans y chercher de sens, les accidents d’aviation et leurs mécanismes. Une troisième, comme un fil léger qui scande le récit, se nomme Sophie SL, sa star au sens propre, qu’il aime totalement malgré de sombres avatars obstacles à toute proximité, et dont il dira en fin d’ouvrage : « Grâce à elle, la terre ne m’apparaît plus comme un galet fonçant dans l’espace interstellaire, et ma vie se libère d’un sentiment d’absurdité qui trop souvent l’envahit » - belle définition de l’amour.

Dans son exploration irrésistible des ressorts et retors tenant ensemble une famille déglinguée, il retourne les cartes et dévoile la misère des sentiments, les mensonges et turpitudes à côté des détresses mortifères. On pense à un tableau de Jérôme Bosch où se mêlent en désordre les pires passions sans espoir de salut. Il offre cependant, grâce à son Asperger dit-il, l’hypothèse d’une rectification hautement morale sur des bases scientifiques héritées d’un grand-père ingénieur. Dénicher le vrai sous le faux, dissiper les apparences, lui sont d’une nécessité vitale, au prix des sarcasmes en retour, méchants, d’un entourage humilié par sa sagacité.

Inutile de chercher à travers les deux ouvrages ce qui relèverait d’une vérité. Il est clair qu’Emmanuel Venet n’aime pas les synthèses même s’il touche à des questions profondément humaines. Son propos étoilé navigue parmi les multiples objets de ses désirs et plaisirs, et nous y entraîne pour revenir sur terre un peu plus légers. Le fil rouge est peut-être la conviction que le rire ne s’oppose pas à la profondeur, mais l’exalte au contraire.

F.M

 

Emmanuel VENET

La lumière, l’encre et l’usure du mobilier

Gallimard 2023

Marcher droit, tourner en rond

Verdier 2016

 

La lumière, l'encre et l'usure du mobilier
La lumière, l'encre et l'usure du mobilier
Emmanuel Venet

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