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Si elle touchait ce corps, son désir se briserait

Connaissez-vous l'univers de Claudie Hunzinger ?

Avez-vous lu Bambois, la vie verte ? Les grands cerfs ? Un chien à ma table ? Avez-vous fait l'expérience sensorielle de vous immerger avec elle dans la forêt vosgienne reculée?

Tous ces livres de Claudie Hunzinger explorent la richesse de la nature qui entoure la maison où elle et son mari se sont retirés en 1965 - y vivent encore. Ces livres disent combien l'autrice se sent « dévastée par la dévastation du vivant qui arrive à toute vitesse », et "en même temps éblouie par la beauté qui reste".

« Si on n'est pas sensible à la beauté du monde, on ne la protégera pas. »

Claudie Hunzinger se dit poète de la nature, elle lui donne voix. L’observation et l’imprégnation sont ses méthodes. Lorsqu'elle parle des Grands cerfs avec Olivia Gesbert (La Grande table) - ce livre qui nous alerte sur le saccage des cerfs dans la forêt des Vosges -, elle dit avoir besoin de « l’aide de Vénus, son aide sensible, amoureuse, passionnée" pour obtenir "un soulèvement des consciences".

« Je dois être sentinelle de l'autre monde. »

Leur maison au bout du monde. La maison, les livres qui emplissent la maison ; le vivant qui bruisse autour de la maison isolée -- les lieux de son écriture.

Dans un entretien sur France Culture avec Marie Richeux, Claudie Hunzinger raconte : « Nous avons été très marqués par notre installation en montagne. Le vent, le froid, le gel, tout ça nous a sauté dessus et a créé une relation directe avec les éléments. Cette initiation-là est quelque chose que je n’ai de cesse de retrouver dans chacune de mes livres. Je rêve cette maison, à chaque fois différente dans mes livres, mais c’est toujours le même lieu. Je fais partie de façon inextricable de ce lieu qui m’a métamorphosée, ce lieu qui m’a bourrée de nature et de sensations. »

Cette nature, ces sensations, toujours au premier plan dans ses textes. Ils jaillissent dans ce nouveau coup de c?ur, publié en août 2024 : Il neige sur le pianiste.

Sur la naissance de ce roman, elle raconte : « Écrire devient une sorte de façon de vivre. Quand je commence quelque chose, il me semble que je rentre dans une sorte de cercle magique, et que tout ce qui m'arrive n'arrive plus tout à fait de la même manière, que tout prend sens, et que ce renard que j'ai vu, il a passé si vite que je ne me suis pas rendue compte que c'était un personnage qui passait, ou que ce pianiste, je me suis rendue compte que non non non, je n'allais pas le laisser repartir comme ça, que j'allais le séquestrer. Voilà, c'est comme ça que ça commence parce que tout à coup, tout prend sens, un sens romanesque. »

Il faut savoir qu'à la seconde où sa petite valise cabine est placée dans le coffre de ma voiture, la neige commence à tomber. Juste quelques flocons sur le pare-brise. Des cristaux minuscules. [...] Tandis que nous montions dans la vallée, direction les montagnes, il neigeait de plus en plus. C'était parti. Le piège s'était mis en route à mon insu, car je n'avais encore rien dans la tête. J'étais aussi innocente que lui. Mais était-il innocent ?

L'obscurité était tombée. Nous avions abordé les montagnes, puis parcouru la forêt qui mène chez moi, longé les empilements de grumes saupoudrés de blanc, le monde en train de s'effacer, à part un renard orange qui avait traversé sous les phares, la beauté avec lui. Nous avions pris son flash dans les yeux, chacun, en silence. Je m'étais demandé, ce musicien classe internationale, hypercivilisé, toujours entre deux avions [...], est-ce qu'il est sensible au monde sauvage ? [...] Est-ce que son c?ur, une seconde, au passage du renard, a battu plus vite ? Je me posais beaucoup de questions sur ce corps plein de notes de musique, assis à côté de moi, qui avait désiré se perdre dans de la neige. Qu'était-il venu faire jusqu'ici ? Et combien de temps allait-il rester ? Il ne l'avait pas encore dit.

À l'entrée du garage, comme je lui avais conseillé de descendre de voiture, il m'a annoncé que l'heure de son départ était le lendemain à 19 h 46. C'est au fond du garage, après avoir retiré la clé du contact, que j'ai décidé de laisser les phares allumés.

« Il s’agit de l’irruption soudaine d’un personnage qui est un pianiste dans la vie d’une romancière », dit Claudie Hunzinger lorsqu'elle présente ce dernier roman : un roman qui raconte l’histoire d’une romancière qui séquestre un pianiste pendant 10 jours et 11 nuits, dans la neige. Pendant ces 11 nuits, la romancière entre dans la chambre où dort le pianiste et elle l’observe. Elle sait qu’elle ne devrait pas entrer dans cette chambre, pas franchir ce seuil, mais elle entre et observe "le corps plein de notes" du pianiste endormi. Elle « explore le désir », dit-elle.

Et sa bouche ? Pourquoi je reviens à la jeune bouche sous la chapka orange, entrevue sur le Net dans un champ de neige, pourquoi je me dis voilà une bouche capable de toutes les bouffonneries de l'amour ? Elle, j'en suis sûre, sait jouer. Rire. Voilà une bouche comme une bête, impossible de la tenir en bride, qui soudain devient autonome [...] et elle bondit [...] et la voici qui tourne autour du lit chatoyant, ou alors du sofa très bas, de soie, ou alors de la paille dans l'écurie du cheval et vous êtes le palefrenier, vous, à courir derrière cette bouche, mais la bouche fuit, elle vous échappe, non, volte-face, c'est elle qui vous saute dessus, grogne, gronde, vous mord, mordille, dévore avec désir de possession, férocité, tout en riant sur le tapis bariolé [...].

Mais ce n'est pas ça. Pas mon registre [...] la passion pour un homme beaucoup plus jeune. Ça ne me dit rien du tout, la passion, son emprise. Donc, c'est non, pas la bouche.

« Si elle touchait ce corps, son désir se briserait », dit-elle en présentant son livre. "Elle ne cède donc pas à la tentation. De son désir, elle tient la note la plus haute », dit-elle, « la note musicale la plus transparente, qui est aussi la plus limpide et la plus cruelle. Car il s’agit d’une femme vieille qui s’assoit au bord du lit d’un homme qu’elle a endormi elle-même et qu’elle observe."

Alors peut-être, si on dit non à cette bouche -- encore que --, la vraie raison de notre rencontre est-elle tout simplement que quelque chose, cet hiver, flottait dans l'air plein de flocons, brûlant de se transformer en histoire ? Une phrase rôdant comme une mouche, prise d'une grande envie d'imaginaire, et semble-t-il de folie, ne sachant pas encore qui piquer, et c'était tombé sur moi.

Pendant la journée, dans la maison sous la neige, le pianiste travaille sur un piano Steinway, à l'étage.

Grand soleil, grand froid. Soudain, il avait cessé de neiger. La température était brusquement descendue. On frôlait les moins 10°C. au thermomètre accroché de l'autre côté de la baie. Flocons gelés, prairie gelée. Du quartz. Du mica. Du sel aride. Une gueule de cristal dur et translucide aux dents acérées. Tout si désolé. [...]

Alors, exactement en 3 minutes et 4 secondes, les murs de la maison sont tombés, la dalle de la cave a été renversée, tout s'est écroulé, la montagne scintillait, flottait au-dessus d'elle-même : le Prélude en fa majeur n° 11 venait de résonner. [...]

Puis soudain la fugue : course dans tous les sens, galops dans les fourrés, rires éblouissants des morts, un rideau flotte, des cheveux au vent, attrape-moi, des fuites et des trots tellement joyeux joueurs.

« Il faut dire que ce roman, je ne l’ai pas choisi. Ce roman est né de l’intrusion d’un pianiste dans ma vie, l’intrusion du romanesque dans ma vie, avec l’arrivée, réellement, d’un pianiste. Je pense qu’il était doué pour le romanesque, qu’il était doué d’un sens poétique et romanesque pour venir ainsi se perdre dans la neige. »

On dit en Asie que les renards sont des vampires qui rôdent autour des petites cabanes de papier dans les jardins où poètes et musiciens se sont endormis, et qu'ils viennent alors sucer leurs pensées encore éblouies de lune.

Claire Lecoeur

Ce texte est extrait du site de Claire Lecoeur, avec l'autorisation de Claire, Amie du Grain des Mots

               https://ateliers-clairelecoeur.com/2024/09/23/si-elle-touchait-ce-corps-son-desir-se-briserait/

 

Il neige sur le pianiste

Claudie Hunzinger

Grasset

 

Il neige sur le pianiste
Claudie Hunzinger

Claudie Hunzinger

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