D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds
« Les menus agacements du quotidien …deviennent brusquement si assourdissants que votre bras se transforme en un hurlement dément qui éjecte la vie de la table »
Voilà le ton du roman donné. Ce mardi là, Il n’en faut pas plus pour que Ari, fuit brusquement sa vie et l’Islande. Deux ans plus tard quand il se laisse ramener vers cette vie qu’il a voulu fuir sans avoir trouvé la paix ,les souvenirs le bousculent et s’entrechoquent par bribes familiales remontant jusqu’à la génération de ses grands-parents.
Afin de traduire cet entrecroisement du passé auquel la pensée d’Ari en quête de lui-même est confrontée, Stefansson adopte une construction qui bouscule la chronologie classique pour zigzaguer de génération en génération, va-et-vient dans le temps et l’espace. Loin d’être une simple chronique familiale est d’une remarquable richesse. Les personnages ont une présence puissante, tels Oddur, le grand-père pour lequel Ari éprouve une grande tendresse ou Margret, sa grand-mère revenue du Canada pour l’amour d’Oddur. C‘est la mer « qui fait de nous des hommes », qui façonne la rudesse des tempéraments. Bien que la violence domine, l’amour lie aussi fortement les êtres, mais il s’abîme toujours en désillusions : marins aspirés par la mer (« être en mer, c’est être en vie »), alcool qui repose et abrutit les hommes, femmes meurtries par la solitude, quotidien qui dévore les rêves, enfant qui souffre de l’absence maternelle, père taciturne, paroles qui ne se libèrent pas. Tout au long de ces pages, Stefansson déploie cette même capacité déjà connue, à explorer les sentiments, à interroger le sens de la vie : « la vie ce pesant fardeau … ne serait-elle que fuites et illusions ? », réflexions qui émaillent le récit tout comme l’omniprésence de la nature sauvage déjà puissamment décrite dans cet autre roman excellent ,« Entre ciel et Terre ». Citons : « Terre tellement pelée et désolée qu’on se demande s’ils–les hommes-n’y purgent pas une peine » ou « montagnes sombres…pensées de ce pays ».
Ce roman touche par la poésie qui porte l’écriture. La traduction faite de l’islandais par Eric Boury, n’a en rien trahi l’esprit de « D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds ».
Quant à cet étrange titre, laissons le soin au lecteur d’en retrouver le sens .
JB
D’ailleurs , les poissons n’ont pas de pieds
Jon Kalman Stefansson
Traduction de l’islandais Eric Boury 2015 Gallimard